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Psychanalyse, psychologie, un point de vue
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Psychanalyse, psychologie, un point de vue
  • Ce blog a pour objet le partage et la transmission d’un point de vue, singulier, sur: d’une part, l’exercice de la psychologie en général et de la praxis de la psychologie du travail en particulier, et, d’autre part, une praxis de la psychanalyse…
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19 juin 2020

Posture désirante et pédagogie "nouvelle"

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Frantisek Bakulé, Itinéraire d’un instituteur tchèque dans l’Empire austro-hongrois de la fin du XIXème

Qu’est-ce que peut être une pratique sociale qui soutient une part de désir singulier tant pour ceux avec qui l’on travaille que pour celui qui exerce cette pratique ? Quels sont les différentes manières de travailler au tissage du lien social ? Existe-t-il dans l’histoire des pratiques sociales des expériences qui peuvent encore aujourd’hui nous inspirer ?

C’est cette dernière question à laquelle je m’attèle aujourd’hui en vous présentant un témoignage sur l’itinéraire d’un instituteur tchèque de la fin du 19e siècle début du 20e. Ce témoignage a été retracé par François Faucher[1] dans un ouvrage qui s’intitule « une pédagogie pour la vie par la vie, la vie et l’œuvre de Frantisek Bakulé».

Sur la question des pratiques sociales innovantes nous avons à faire dans le champ de la pédagogie à un paradoxe qui porte le nom de pédagogie nouvelle : Nous continuons, en effet, de nommer « pédagogie nouvelle » un mouvement qui date de la fin du 19e siècle. Ce n’est pas que celle-ci soit en mal de reconnaissance, mais qu’elle reste aujourd’hui essentiellement du domaine des écoles privées qui ne sont accessibles que pour quelques initiés possédant un capital économique et culturel comme dirait Bourdieu… ce qui constitue un autre paradoxe : la plupart des pédagogues qui ont développé et participé à ce mouvement l’ont fait en premier lieu pour des enfants issus de milieux défavorisés : que ce soit Maria Montessori, Célestin Freinet… pour ne citer que les plus connus en France.

A l’école publique, on préfère se référer au modèle traditionnel avec la figure du maitre qui perdure, associé maintenant aux sciences cognitives et aux neurosciences, avec tout le succès que l’on connait… le maitre du maitre étant désormais l’universitaire… Pour Frantisek Bakulé, entre autres, le maitre du maitre est… l’élève. Autrement dit, c’est l’élève qui apprend au maitre comment lui apprendre. L'éducation nouvelle promeut l’idée d'une participation active des individus à leur propre formation. L'apprentissage ne peut être réduit à une accumulation de connaissances, mais concourt à la formation globale de ceux-ci. Elle ne se limite pas aux disciplines académiques, elle ouvre sur les domaines manuels, intellectuels, artistiques, corporels et sociaux. La formation à la vie sociale en est une composante centrale. Nous verrons que Frantisek Bakulé en était un des précurseurs.

Les premières écoles actives ont vu le jour en France en 1889. En Bohème, c’est à peu près à cette période Frantisek Bakulé va se lancer dans une aventure qui durera toute sa vie.

Quelques mots sur le contexte historique et culturel de sa trajectoire

Frantisek Bakulé est né en Bohème, en mai 1877. A l’époque, le royaume de bohème était sous la domination de la double monarchie austro-hongroise (de 1867 jusqu’en 1918) ; Au cours de cette longue période de domination autrichienne, la nationalité tchèque n'existait plus qu'au travers de la perpétuation de la langue et de la culture tchèques à la campagne. Diverses formes de résistances s’organisent: pour faire revivre la langue tchèque qui était en train de perdre son combat avec l'allemand majoritaire, il fallait créer un vocabulaire scientifique, une classe d'intellectuels, soutenir la culture tchèque, les sciences, les arts, et aussi l'industrie tchèque. Les premiers journaux tchèques sont publiés à partir de 1869, des théâtres jouant en tchèque voient le jour ; À l’issue de la Première Guerre mondiale, cet empire éclate. Le traité de Saint-Germain déclare le « Droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ». Les décisions majoritaires des assemblées représentatives de ces peuples constituées lors de la défaite, remplacent en décembre 1918 la « Double-Monarchie » par sept « États-nations » dont la Tchécoslovaquie.

C’est dans ce contexte historique que Frantisek Bakulé va grandir, culturellement issu d’une famille d’agriculteurs relativement aisés, avec un père libre-penseur et une mère très croyante. Pendant ses études, il se trouve souvent en conflit avec ses professeurs. À son époque on ne réfléchit pas encore aux questions pédagogiques, le maître impose à ses élèves une discipline de fer indiscutable.

Sa mère désirait qu’il fût prêtre, il choisit de devenir instituteur. Il se forme à l’institut pour la formation des instituteurs de Pftïbram. À cette époque, il découvre les écrits pédagogiques de Léon Tolstoï, autre figure marquante pour lui. Son premier poste se situe à Rapice en 1897-1898 son premier souci alors était obtenir la discipline par d’autres moyens que ceux qu’il a  subis. « Tout acte en direction de l’enfant doit lui permettre de sentir que son instituteur le respecte même quand il se fâche ». L’enfant doit être son propre juge en conservant son plein droit de douter ou de résister. Il abandonne les punitions et refuse de faire usage d’autoritarisme. Il rencontre de nombreuses difficultés mais analysant ses échecs, il conclue qu’il n’était pas assez proche du milieu social des enfants dont ils s’occupent. De cette époque, il écrit : «l’enfer des forces noires des hauts-fourneaux brûlants avait fait naître en moi le sentiment social et aussitôt la volonté de faire quelque chose pour préparer un avenir meilleur aux enfants chétifs des esclaves de ce pays maudit. Je voulais les armer afin qu’ils deviennent un jour capable de lutter pour une vie sociale et économique meilleure ».

Apprendre à vivre en société

L’année suivante il est nommé à Druzec. Sa priorité sera d’apprendre aux enfants à vivre en société. Parallèlement pendant deux ans, il va tous les soirs au café pour lire le journal à haute voix aux consommateurs et leur raconter ce qui se passe dans le monde. Durant ces premières années d’exercice, la formation civique sociale et politique constitue le fondement de son action et dépasse le cadre scolaire pour l’étendre au niveau du village. Dans la classe il fait découvrir à ses élèves les différents fonctionnements de la vie publique et publie les travaux des élèves sous la forme d’un journal rédigé par deux garçons et deux filles. Pour préparer les élèves à la vie publique, il instaure dans sa classe une autogestion. Dans un premier temps, il tient le rôle de président de séance puis un des élèves lui succède après élection. Frantisek Bakulé devient alors simple citoyen au même titre que les autres. Dans le cadre des réunions de discussion qu’il instaure, il n’hésitera pas à aborder les prémices de ce qu’on appelle l’éducation sexuelle aujourd’hui.

Ce faisant, il exerce dans une totale illégalité. Les autorités ne l’entendent pas de cette manière ; Estimant que la politique ne doit pas entrer dans l’école, l’inspecteur scolaire confisque le journal, interdit les réunions discussion publiques et dissout la chorale qu’il avait créé. Il le mute dans un lieu reculé où aucun instituteur ne souhaitait aller. Là, les problèmes se multiplient : conflit avec l’église, procès… Malade, épuisé, il est encore une fois déplacé. Et de nouveau, Frantisek Bakulé saura établir des contacts, non seulement avec les enfants et la population mais aussi avec de jeunes instituteurs ; il cherche à les armer pour qu’ils puissent résister contre la bureaucratie scolaire. Concernant sa pédagogie, il incite ses jeunes collègues à tenir compte des aspirations de chacun des enfants, en priorité.

Baser l’éducation sur l’expérience personnelle

Plus que sur la théorie, Bakulé base l’éducation sur l’expérience personnelle. « Épier toutes les occasions de placer l’enfant dans une situation lui permettant de s’enrichir d’une expérience vécue ». Son enseignement ne prend pas comme point de départ l’emploi du temps mais la liberté de l’écolier, sa sensibilité, ses centres d’intérêt. « En conduisant mes élèves partout, je leur apprenais à lire dans le livre de la vie et de la nature plutôt que dans les manuels scolaires et ainsi je leur ouvrais les yeux, les oreilles, tous les sens ». Bakulé cesse alors de croire au talent inné en découvrant l’importance du milieu. Il s’agit donc de créer l’atmosphère qui éveille les facultés de l’enfant. Pour enseigner les sciences naturelles ou la géographie, par exemple, l’instituteur apporte en classe des objets qui peuvent susciter leur curiosité. De même l’instruction civique et morale est liée aux incidents de la vie quotidienne. L’instituteur n’apprend pas tout à l’enfant, il l’incite à faire sa recherche. «L’école idéale ne se limite pas à la salle de classe mais concerne tout l’environnement : maison, atelier, rue, champ... L’enfant fait connaissance avec la nature cultivée, s’occupe des animaux familiers… je conçois de vrais fermes auprès des écoles de ce genre ». La cuisine de l’école est aussi ouverte aux enfants ;

Développer l’imagination personnelle et respecter le rythme de chacun

Préparer les jeunes à leur avenir de citoyen fut sa première visée, inventer une pédagogie en prise directe avec l’environnement fut sa méthode, mais il fallait aussi se soucier de rendre le présent plus supportable, «allumer le feu d’une vie intérieure ». Inspiré par Tolstoï, il cherchera à développer les possibilités créatrices de chaque enfant tant au niveau musical qu’au niveau des travaux manuels. Il cherche à leur fournir tout le matériel et les moyens techniques pour développer leur créativité, laisser la place à leur imagination, « de sorte que chaque création de mes élèves écrit-il, doit porter son cachet propre. » L’art occupe aussi une place importante dans sa démarche pédagogique. Il cherchera à développer les diverses formes d’expression adoptée par les enfants. Cette recherche constitue l’élément essentiel dans sa pédagogie qui associe le développement de l’imagination personnelle ; celle-ci postule-t-il, permettra de structurer et d’affirmer la personnalité de chacun d’entre eux.

Les résultats de sa pédagogie inspirent l’admiration pour les uns et la suspicion pour les autres; partisans et opposants s’affrontent. Finalement, c’est encore l’institution scolaire qui aura le dernier mot ; il est de nouveau muté. Il fait alors la rencontre avec un professeur qui avait l’intention d’ouvrir à Prague une maison d’éducation pour enfants handicapés et qui cherchait un instituteur qui ne soit pas esclave de la routine pour l’aider ; Il lui offre le poste ; Bakulé accepte en posant ses conditions : une totale liberté d’action.

Il va, là aussi, partir des besoins immédiats et des activités qui éveillent l’intérêt des enfants ; il les suivra dans leur souhait apprendre à se débrouiller seul pour ce qui concerne tous les actes quotidiens, sans l’aide physique d’une autre personne: savoir ouvrir une porte est plus important que de connaître l’alphabet ou le calcul : Bakulé met le programme scolaire de côté ; Il introduira les travaux ménagers à partager puis le travail dans les ateliers en respectant le rythme de chacun. Il leur laisse le temps de s’adapter à leur vie nouvelle et au fonctionnement de l’institut. En même temps, il constate l’importance du jeudans l’éducation: Il permettra aux enfants de jouer aussi longtemps qu’ils le souhaitent.

Il reprend les principes démocratiques qu’il avait expérimentés lorsqu’il était instituteur. Il instaure au fil du temps les réunions-discussion. Au cours de l’une d’entre elles, préoccupé par leur devenir d’adulte, il leur pose le problème de leur avenir. Ensemble, ils décident d’apprendre certains métiers artisanaux ; les travaux manuels s’inscrivent alors à l’ordre du jour. Frantisek Bakulé ne les pratique pas, il entreprend donc de les apprendre lui-même. Il commence par la vannerie dont il constate qu’il n’est pas qu’un travail mécanique mais aussi un travail artistique faisant appel tant à l’intelligence qu’à l’imagination propre à chaque enfant. Il continue sa démarche, apprend la menuiserie, le travail du cuir et du métal, la reliure, le cartonnage. Il retransmet à ses élèves ses nouvelles acquisitions, au fur et à mesure qu’il les acquiert. Chacun est invité à choisir une voie en fonction de ses affinités. Cette pédagogie respectueuse des aspirations de chacun, leur permet de progresser rapidement et portera ses fruits : leur qualité d’artisans sera publiquement reconnue. Ce n’est qu’après l’acquisition de ces travaux manuels, que les enfants manifesteront le désir d’apprendre à écrire, pour communiquer avec leur famille éloignée. À ce propos Bakulé écrit «j’attends que la vie montre l’utilité de savoir écrire ou calculer… ». La guerre éclate ; Frantisek Bakulé va encore innover ; pressé par les nécessités de la situation, il ouvre l’institut aux mutilés de guerre. Malgré leur handicap récent, ceux-ci apprennent à travailler avec l’aide des enfants handicapés devenus pour l’occasion les collaborateurs de Bakulé. Dans une même classe, il pratique le mélange des âges et des handicaps favorisant ainsi l’acceptation des différences.

Ces pratiques institutionnelles heurtent les représentants de l’administration ; à nouveau, il est destitué de son poste de directeur et rétrogradé. Il projette alors, en 1917, la création d’une école - coopérative de fabrication de jouets…

Le principe de coéducation

A la fin de la guerre, après la proclamation de la république tchécoslovaque, Frantisek Bakulé entre lutte pour sa réhabilitation et pour la création d’une école nouvelle, internat libre, ouvert, recevant à la fois des enfants handicapés et des enfants qui ne le sont pas. Il est de nouveau barré par l’administration. Certains enfants décident avec l’accord de leur famille de partir avec lui et le suivre pour créer ce nouvel établissement. Pour vivre, cette nouvelle équipe doit donner des représentations de marionnettes. Ils errent de ville en ville jusqu’à ce qu’ils obtiennent de la ville de Prague un hôpital désaffecté pour installer leur nouvelle école. Frantisek Bakulé fait un pas de plus : Les enfants des faubourgs de Prague, considérés comme des voyous par la population, sont intégrés à l’institut et le groupe Bakulé mettra en pratique le principe de coéducation des uns par les autres. Aidé financièrement par une Américaine de la Croix-Rouge, le groupe Bakulé fonde un véritable institut à partir duquel il entend répandre ses idées. Il crée un nouveau chœur en 1920 qui soulève l’enthousiasme partout où il se produit. De grandes tournées au travers le monde sont organisées. Le succès du chœur est un support efficace pour la diffusion de ses idées. Lorsqu’il rentre en Tchécoslovaquie, un seul commentaire dans la presse officielle : « échec financier de la chorale de Bakulé».

En 1925 et 1927 il participe aux congrès de la ligue internationale pour l'éducation nouvelle, où se produit sa chorale. C'est à cette occasion qu'il fait la connaissance de Paul Faucher, avec qui il se liera l'amitié et qui organisera une nouvelle série de concerts dans une quarantaine de villes de France en 1929. Cette année-là, la crise économique et financière touche aussi l’institut, malgré des luttes incessantes jusqu’en 1937, il est vendu aux enchères. L’État laisse un minimum vital à Frantisek Bakulé : le quart de sa retraite. Il se retire écrit trois livres : les enfants pauvres ; le chœur Frantisek Bakulé et à Mala Skala. Il meurt en 1957.

Cet instituteur, éducateur, artiste, engagé, a agi empiriquement, davantage conduit par un état d’esprit que par une méthode pédagogique structurée. Comment ne pas voir dans ce cheminement de vie la trace d’un désir indestructible, capable de se saisir de toutes les situations pour en tirer de nouvelles idées, ouvert aux milieux qu’il découvre, dans un entêtement créatif ? l’histoire dit peu des sources dans lesquelles il a puisée pour orienter ce désir dans ce chemin humaniste, le contexte de son pays, les combats menés pour sauver une langue, les écrits d’un Tolstoï et l’union paradoxale de ses lignées paternelle et maternelle, d’un libre penseur et d’une croyante… ne peuvent nous donner que quelques bribes de lecture, mais ne nous disent pas comment il a « bricolé » ses convictions propres.

Reste ce témoignage, d’un parcours où une part de désir singulier s’est engagé et transmis dans le souci constant d’inventer une praxis tenant compte des milieux dont les enfants étaient issus tout en accordant une attention particulière à la singularité de chacun… Pas de forçage, pas d’obligation et en lieu et place, un vide comme un espace ouvert au processus désirant.

Qu’est-ce que peut être une praxis sociale qui soutient une part de désir singulier tant pour ceux avec qui l’on travaille que pour celui qui exerce cette pratique ?

Quels sont les différentes manières de travailler au tissage du lien social ?

Existe-t-il dans l’histoire des expériences qui peuvent encore aujourd’hui nous inspirer ?

J’ai commencé cet exposé en posant ces trois questions ; S’il n’est jamais fait explicitement mention dans les ouvrages de Bakulé et de François Faucher, de singularité, de désir inconscient, ni de lien social, l’itinéraire de Frantisek Bakulé ne nous en donne-t-il pas une idée ?

Catherine Jobert, Psychanalyste, Psychologue, Toulouse 

Retranscription d’un exposé oral présenté à la journée d’Alters du 17 décembre 2106



[1] Un mot sur François faucher : Editeur emblématique du secteur jeunesse où il assura la relève de son père, Paul Faucher (1898-1967), le fondateur de la collection de littérature enfantine du Père Castor. L’un des pionniers de l'Éducation nouvelle, il participe à la fondation de la section française du Bureau international d’éducation (BIE) à Genève dès 1927, où il rencontre Frantisek Bakulé (1877-1957), puis au congrès de la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle

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